3.6 Une lente reconnaissance extérieure

On a vu que les pionniers ne pouvaient trouver le soutien escompté au sein de leurs collègues proches: mépris, mises à l’écart, et bien sûr refus de promotions étaient la norme.

Toutefois, quelques-uns ont réussi à valoriser leur marginalité: en réponse à la question « au contraire, en avez-vous tiré rapidement des bénéfices? Si oui lesquels? », un enquêté pense que « participer à la création d’une revue électronique a plutôt confirmé l’image de chercheur innovant —également due à d’autres activités—, ce qui m’a je crois aidé par la suite à obtenir certaines reconnaissances. (ex.: promotion à la 1re classe des Maîtres de Conférences dès que je l’ai demandée au CNU; nomination —sur projet transdisciplinaire— à l’Institut Universitaire de France comme membre junior) ». Deux autres expriment une même impression positive: « [la participation à l’équipe] X et au réseau Y m’ont au contraire permis de pouvoir trouver un autre poste plus intéressant », rappelle la personne auparavant « mise à l’écart »; « sûrement dans les responsabilités qui m’ont été confiées à l’X (dept Y et maintenant institut Z) ».

Mais souvent, les bénéfices ne sont que personnels ou symboliques. Le précédent témoignage est aussi complété par les propos suivants: « [mais je n’ai reçu] aucune rétribution supplémentaire. [Sinon], la possibilité de récupérer des budgets de recherches et, plus encore, l’élargissement très rapide de mon collège invisible perso et de mes ressources documentaires ».

Ces acquis —construction d’un réseau de collègues, capacité à tirer parti des ressources documentaires de l’internet, acquisition de nouvelles compétences professionnelles— sont fréquemment cités: « je crois que j’ai été un peu plus vite au courant de certaines mutations dans mon domaine de recherche, mais pour en tirer bénéfice il faut le publier, le faire savoir, ce qui est un autre travail. Plus profondément, Internet m’a vraiment élargi les idées, et rendu curieuse »; « difficile à évaluer actuellement. Mais je gère les sites de deux sociétés savantes, ce qui permet d’être au point techniquement, aux dépens de mes réelles compétences »; « à part l’acquisition de compétences, et un fonctionnement plus efficace de certaines activités de recherche il ne me semble pas [en avoir tiré de bénéfices] »; « bénéfices actuellement essentiellement dans le domaine de la formation continue, des échanges de données ».

La personne qui évoquait sa relégation au sein de son université témoigne clairement des effets de réseau: « en revanche, à l’extérieur de l’université française, il semble que ce travail m’ait permis de toucher un public large intéressé par les questions touchant à l’histoire de la langue et des représentations du langage en secteur français [...]. Ce travail a permis en particulier de nouer des relations et de créer des connexions inattendues, en France (à X) et à l’étranger (à Y) ».

Même dans le cas d’un engagement dans l’internet suite à un choix institutionnel, la reconnaissance vient lentement: « la période d’incertitude quant à la volonté politique de réalisation a été un peu pénible comme toujours quand on travaille sans savoir si une réalisation verra le jour [...]. Depuis que le projet est accepté, il y a une véritable reconnaissance du travail accompli les années précédentes et du travail exceptionnel mis en œuvre pour la réalisation. La reconnaissance reste symbolique (entendre: aucune rémunération supplémentaire pour les heures en plus, mais nous sommes tous dans le même cas, alors, on finit par avoir presque honte de songer au manque à gagner). C’est déjà ça. Je pense aussi avoir acquis en peu de temps une expérience multiple: non seulement une meilleure connaissance dans le domaine, mais aussi sur les plans administratif, financier, qui accompagnent nécessairement la confection de tels dossiers, laquelle expérience pourra m’ouvrir d’autres horizons professionnels ».

Parfois, les pionniers doivent se satisfaire de la notoriété: « une autonomie créative. Une certaine publicité dans les salons où l’on cause »; « bénéfices financiers nullissimes. Une certaine reconnaissance institutionnelle et éditoriale »; « être coordinateur de X lors de son développement a été un pari au départ car cela m’a pris beaucoup de temps mais je pense que cela m’a servi au cours de mon doctorat pour ‘me faire un nom’ auprès de personnes qui apprécient beaucoup le travail que nous faisons. C’est d’ailleurs pourquoi je ne vais pas tarder à démissionner de mon poste car si la figure du coordinateur n’est pas toujours au centre de la revue, elle est quand même favorisée. Chacun son tour d’en profiter! ;-) [Mes bénéfices se situent donc] au plan du capital symbolique essentiellement. Certainement pas financièrement! ». Et le chercheur bascule parfois dans le groupe des personnalités publiques: « cela n’a été valorisé que tardivement (maintenant cela fait vraiment chic). [...] Ah oui, j’ai aussi fait une couverture de magazine professionnel d’informatique, et on m’a classé parmi ‘les gourous de l’Internet’ pendant un petit temps. Donc, du point de vue symbolique c’est pas mal. Disons que cela rembourse au symbolique les frais d’achat informatique... On peut faire des piges aussi, il n’y a pas grand monde qui ait quelque chose d’original à raconter là-dessus. Mais après, si l’on veut être sérieux, on passe plus de temps sur sa machine qu’à valoriser ce qu’on fait avec ».

Mais la reconnaissance a aussi ses travers professionnels. Les collègues d’un pionnier savent que son investissement « limite [son] activite de recherche »; cela se traduit par « un très fort gain en notoriété, mais pas forcément en considération » et peut donc nuire. Dans le monde universitaire, la gestion de la réputation médiatique obéit toujours à des lois complexes.

Restent les personnes qui n’ont acquis qu’une reconnaissance très localisée, sans autre forme de compensation: « symboliques: on passe par moi pour mettre de l’information »; « j’en ai tiré, je crois, une certaine visibilité au sein du laboratoire X. Pour le moment, je crois que c’est le seul bénéfice direct que j’ai pu retirer ».

Car toutes ne réussissent pas à négocier cette forme de capital typique du monde universitaire: « des bénéfices sur le plan symbolique. Mes compétences sont reconnues, proclamées, utilisées, mais non rétribuées par un meilleur poste ou une perspective d’évolution de carrière ». D’autres s’en sortent mieux: « sur le plan symbolique, et plus tard comme compétence demandée sur le plan professionnel »; « tout cela a été pris en compte avec beaucoup de retard »; « aucun bénéfice financier. Bénéfice symbolique important, au sein de mon institution comme ailleurs (notamment en France) ».

Et naturellement, la relation à la publication imprimée revient en force: « je crois que je pourrais en titrer des bénéfices dans l’avenir. Mais pour l’instant cela a été surtout une perte de temps. Si au lieu de m’occuper d’Internet je m’était consacrée davantage à la publication de livres, aujourd’hui ma réputation auprès de mes confrères serait établie de facon plus solide. Heureusement que j’avais publié avant de m’intéresser à Internet et que j’ai continué de le faire, autrement personne ne me prendrait en considération »; « beaucoup pensent que ce mode de diffusion n’est pas reconnu par les instances d’évaluation au même niveau que le sont les publications traditionnelles. C’est un frein encore plus important ».

Quelques arguments peuvent expliquer l’ostracisme qu’ont subi les premiers « éditeurs électroniques » en sciences humaines: par exemple, l’inconsistance du web francophone et les désorganisations qu’induisait l’informatique, avec ou sans réseaux. Mais ces constats étaient à leurs yeux autant d’excuses pour ne pas perturber le fonctionnement d’un monde universitaire régulé par un mépris pour la technique et la valorisation de la propriété privée, fût-elle intellectuelle. Les pionniers, en s’écartant de pratiques grégaires, ont pris de gros risques, et on ne s’étonne pas que les avantages obtenus à persister dans la publication intensive sur le web ont été avant tout d’ordres privé et intellectuel, et non pas professionnel. Cependant, en constituant un réseau de collègues avec lesquels ils échangeaient des informations scientifiques, partageaient des expériences, construisaient des sites web savants et des programmes de recherche, la plupart des innovateurs ont fini par acquérir une forme de reconnaissance, et parfois une réelle renommée, médiatique ou scientifique. En s’impliquant dans les modes d’écriture contemporains, ils sont devenus plus au fait de la recherche (internationale) dans leur discipline en même temps qu’ils ont gagné une meilleure lecture du fonctionnement de leur monde professionnel.