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La géométrie algébrique comme outil d'analyse

Dans notre cas, l'étape de modélisation conduit souvent à un problème d'équations polynomiales. Dans l'étape d'analyse qui va suivre, nous allons donc étudier ce système polynomial afin de mieux comprendre la géométrie des solutions. Parmi les questions que nous pouvons nous poser, la première est sans doute : quel est le nombre de solutions de ce système ? En effet, les systèmes qui apparaissent en mécanique et dans d'autres problèmes géométriques ne sont pas génériques au sens du théorème de Bézout mais appartiennent à une classe plus restreinte, qu'il importe de bien comprendre, afin de choisir aux mieux la méthode de résolution que l'on va utiliser ensuite.

La géométrie algébrique effective fournit des outils pour répondre à ce types de questions. C'est un domaine récent, en pleine activité, qui concilie le traitement explicite d'objets théoriques de l'algèbre effective, avec des considérations algorithmiques. Ainsi peut-on manipuler des idéaux, des modules, calculer des intersections, des saturés, des résolutions ou l'homologie d'un complexe. Ces notions, qui jusqu'à présent devaient se puiser dans les livres, peuvent maintenant être mieux appréhendées, par des expérimentations. En retour, ce courant de pensées a influencé les travaux théoriques en algèbre commutative (voir [ EI][Chap. 15]) et favorisé l'implémentation de logiciels efficaces (voir [ BS]), permettant de tester rapidement des idées, voir de répondre à des problèmes ouverts. Par ailleurs, des conférences internationales comme MEGA, ISSAC, AAECC sont apparues et ont consolidé ce mouvement. L'outil fondamental dans cette approche est le calcul de base de Gröbner. A travers des expérimentations (basées sur des logiciels spécialisés et performants et que nous utilisons à travers une interface MAPLE, munie de fonctions de manipulations des objets de l'algèbre commutative, voir [micmac]), il permet de mieux comprendre les problèmes géométriques que l'on rencontre en robotique, ou en vision, par exemple. La configuration bien analysée, il reste ensuite à prouver les conjectures qui en ressortent.

Un exemple qui illustre très bien cette approche est l'étude du robot parallèle. Ce mécanisme comporte 6 points sur une plate-forme et 6 points sur un socle, reliés entre-eux par 6 bras (ou vérins). Une extension ou contraction d'un des bras induit un petit mouvement de la plate-forme, et ce mécanisme (aussi appelé main-gauche) est utilisé, par exemple, pour ajuster de manière fine une pièce sur une autre. Le problème mathématique consiste à étudier l'application qui associe au déplacement de la plate-forme, les longueurs des 6 bras. Plus particulièrement, connaissant ces 6 longueurs, on peut se demander combien il y a de positions possibles de la plate-forme. Ce problème, encore ouvert il y a peu de temps, a été traité de la façon suivante : une modélisation polynomiale et un calcul de base de Gröbner sur une configuration prise au hasard, a permit de conjecturer que le degré de l'application était 40. Une étude précise des fonctions polynomiales sur la variété des déplacements, exhibant une structure semblable à celle des algèbres avec lois de redressements (propres aux algèbres d'invariants classiques) a ensuite permit de montrer que ce degré était effectivement 40. Ce faisant, nous avons pu dégager certaines propriétés des variétés algébriques qui apparaissent en robotique (multiplicité du cercle imaginaire) et comprendre géométriquement (<< éclatement >> du cercle imaginaire) les changements de variables permettant de transformer le problème en une situation où l'intersection est propre. De manière inattendue, nous avons aussi pu appliquer ces mêmes techniques aux problèmes de reconstruction en vision (voir [MB93issac], [MB94mega], [MB93RR2141]). Cependant, un travail reste encore à faire pour bien analyser les intersections (l'anneau de Chow) dans les variétés de déplacements. Cette étude aurait des applications immédiates dans beaucoup de problèmes d'énumération en robotique et de vision.

Le cas des systèmes polynomiaux où le nombre d'équations et de variables sont les mêmes et les solutions sont en nombre fini, est une situation fréquente dans les applications. Ce sont des intersections complètes de points isolés, possédant de nombreuses propriétés, que nous avons étudiées en vue de la construction de nouvelle méthode de résolution. Ce travail a fait apparaître des liens très étroits avec la théorie algébrique des résidus dont nous nous sommes attachés à dégager les aspects algorithmiques. L'objet de base de cette théorie est le Jacobien discret (ou encore Bézoutien) et son étude fournit les principales propriétés des intersections complètes. Il établit, par exemple, une bijection explicite entre le dual de l'algèbre quotient et l'algèbre elle-même, qui est compatible avec la structure de -module (voir [ SS], [ KU]). Dans [ElMo96], nous avons ainsi montré comment les théorèmes de base (théorème de Bézout, de Macaulay, ...) sont des conséquences de la théorie algébrique des résidus et à quoi correspondent du point de vue algébrique, certaines propriétés des résidus, venant de l'analyse complexe. Ces outils permettent de généraliser des résultats vrais pour les intersections complètes projectives aux cas affines. Ils nous donnent plus d'informations sur la structure du quotient , sur la décomposition d'éléments de l'idéal en fonction des générateurs, ... Nous pensons qu'une analyse fine des propriétés du quotient conduira à des méthodes de résolution, plus efficaces comparées par exemple aux méthodes << aveugles >> de base de Gröbner. Ainsi, les Bézoutiens sont à la base d'une nouvelle méthode de résolution de systèmes polynomiaux (voir [CaMo96]) sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans la section suivante.

Une des nouveautés de cette approche est de considérer à la fois le quotient par l'idéal des polynômes que l'on veut résoudre mais aussi les calculs dans le dual, c'est-à-dire dans l'ensemble des formes linéaires sur les polynômes qui s'annulent sur l'idéal. Dans le cas où l'algèbre est de Gorenstein (par exemple, intersection complète), le résidu est un élément du dual , qui renferme, à lui seul, toutes les propriétés du quotient : il permet de normaliser rapidement un polynôme dans , de construire les tables de multiplications par des variables, de calculer la trace, et le nombre de points réels (si les coefficients des polynômes sont dans ). C'est donc un objet fondamental (en fait générateur) du dual et il nous pousse à mieux comprendre cette dualité. Nous nous sommes donc intéressé au développement de nouveaux algorithmes, utilisant les propriétés de dual. Notons que la dualité est déjà présente dans des travaux anciens comme ceux de Macaulay (où il introduit ce qu'il appelle les systèmes inverses, voir [ M2]), mais est encore peu utilisée du point de vue algorithmique. Une des propriétés importantes de cette dualité permet de transformer une étude locale, basée habituellement sur des manipulations de séries, en un problème équivalent où n'interviennent que des polynômes. Nous avons exploité cette propriété dans [MBmega96], où un algorithme permettant de construire le système inverse associé à un point isolé avec multiplicité est décrit et analysé. La dualité transforme la multiplication en une dérivation. Afin de construire l'algèbre locale qui décrit le point isolé avec multiplicité, nous pouvons donc soit construire l'idéal (stable par multiplication) décrivant le point multiple (et nous utilisons des calculs de bases de Gröbner dans les séries), soit construire l'orthogonal de cet idéal, qui est stable par dérivation. Nous montrons comment à partir de l'évaluation au point multiple, vu comme élément de degré 0 du dual, nous pouvons construire les éléments du dual de degré supérieur, par intégration formelle. Nous y donnons également quelques applications aux calculs de résidus locaux et à l'analyse de branches réelles de courbes. Beaucoup de voies dans cette direction sont cependant peu explorées (décomposition primaire, résidu global, résidu torique, ...) et ce domaine de recherche nous semble très prometteur.


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Bernard Mourrain
1998-04-15