La crue au Revest (Alpes-maritimes) du 24 octobre 1999
Philippe Audra
Depuis deux jours, il a plu des trombes deau, 170 mm dans la région. Jentre dans la grotte, où sera leau ? A létiage, on peut descendre dans le Revest jusquà 110, où lon arrive sur un siphon (fig. 1).
Quelques secondes plus tard, je suis arrêté par leau à peu de distance de lentrée, une nappe occupe toute la galerie vers 15 (fig. 2/1). Monte-t-elle ? Est-ce trop tard et redescend-elle déjà ? Je mapproche du bassin, des petits gargoullis mindiquent quil se passe quelque chose. Je regarde le bord, et effectivement, on voit très nettement le plan deau monter à vue dil, recouvrir inexorablement les petits cailloutis. Soudain, un vacarme saisissant monte des profondeurs de la grotte, comme si une paire de détendeurs sétaient mis en débit constant. Le palpitant monte instantanément, vais-je être balayé par une vague ? Instinctivement, je recule, et prépare un sprint de retraite. Mon expérience dans les gouffres autrichiens ma toujours laissé une angoisse des crues qui confine à la terreur dès quun bruit suspect annonce une montée deau subite. Dun il soupçonneux, jobserve le plan deau, alors que je suis déjà tourné vers la sortie, prêt à cavaler. Le bouillonnement dont les échos sourds sont amplifiés par les parois se poursuit, mais leau reste calme, poursuivant sa montée inexorable. Rapidement, la rumeur satténue, se nétait quune cloche dair comprimé qui se purgeait Je reviens au bord de leau, pose le talon sur la rive et déclenche le chronomètre. En une minute, leau est montée de 20 cm, et je dois déjà remonter la pente pour ne pas remplir ma botte. Il est 14 h 15, ce dimanche 24 octobre. Je contemple encore quelques instants ce spectacle rare, avec toujours un serrement au cur qui satténue difficilement. Je méchappe à lextérieur pour faire le point de la situation.
Lors de mon arrivée, en bas, sur la route, le talweg était déjà parcouru par un flot bouillonnant décume, estimé à 2-3 m3 / s, émettant un grondement terrible, que lon pouvait distinguer même en passant en voiture. Leau était parfaitement claire. Cependant, en montant le grand éboulis menant au porche du Revest, équipé de goretex et le parapluie à la main, le grondement diminuant montrait bien que leau sortait à mi-hauteur du talweg, sans doute au pied de la barre rocheuse. En effet, arrivé à lentrée, en dehors dun rideau de pluie tombant du sommet de la falaise, je constatais que tout était calme et sec, le porche offrant même un abri agréable, que seule venait troubler la rumeur sourde des cascades den bas, répercutée par les rochers du cirque. Les feuillages desséchés qui jonchaient lentrée montraient clairement que rien ne sétait encore produit, la grotte avait son aspect habituel.
Je débouche à la lumière, la crevaison du Revest est imminente. Jen profite pour faire quelques photos de la grotte du Feu, petit orifice situé quelques mètres en contrebas, qui logiquement doit samorcer préalablement. Je remonte ensuite au porche du Revest pour voir lévolution de la situation. Je reprends une mesure de vitesse de montée : 30 cm à la minute ! Je retire ma botte, qui me sert détalon, une seconde avant dembarquer. Un coup dil à laltimètre et un rapide calcul mindiquent que la crevaison est pour dans moins dune heure. Au plafond, je découvre une chauve-souris qui dort paisiblement, un mètre cinquante au-dessus du plan deau. Ses minutes sont comptées. La plupart de ses congénères qui logeaient un peu plus bas sont sans doute noyées à lheure quil est. Lannée dernière, venu quelques jours après une mise en charge, javais pu constater lhécatombe parmi la population de chiroptères, des dizaines de cadavres en putréfaction jonchant le sol répandaient une odeur nauséabonde. Je ressors aussitôt pour voir la grotte du Feu qui doit déjà couler. Le temps denfiler ma goretex et de descendre avec précautions le long des rochers glissants du talweg, et je suis face à lorifice inférieur. Tout est calme, pas un indice deau
Retour au Revest. A quelques mètres de lentrée, je perçoîs un ronflement curieux. Mavançant encore, je distingue mieux un bruit puissant de soufflerie qui gronde dans toute la galerie. Curieusement, le bruit ne vient pas du fond, mais juste de derrière moi, au plafond. Je grimpe le long de la paroi, jai limpression de mapprocher dune turbine de réacteur. Je ne vois rien, pourtant lorifice est à quelques centimètres de mon visage, je distingue même des goutellettes tombant de la paroi qui sont projetées par la soufflerie. En effet, au fond dun creux peu visible, il y a un trou gros comme le pouce qui émet un souffle puissant. Les réseaux de fissures du massif sont en train de se remplir deau et lair, comprimé par la montée de leau, séchappe vers lextérieur par ce pertuis. Rien dextraordinaire en soi, mais le fait dêtre confronté daussi près à cette manifestation bruyante donne une dimension vivante et poignante au phénomène en train de se développer.
Je reviens au plan deau, lendroit où jétais précédemment a disparu dans les profondeurs, sous leau noire. La montée sest ralentie : 10 cm / mn ; sans doute le remplissage de nombreux vides inconnus absorbe une grande partie des venues deau. Je vois effectivement la vasque se déverser dans des fissures du sol, que lon aurait dailleurs jamais soupçonnées, avec un bruit découlement allant crescendo, la montée inexorable de la nappe augmentant le débit de déversement.
De retour à lextérieur, je constate quun ruissellement deau trouble chargée dargile est apparu quelques mètres en aval de la grotte du Feu, dans le talweg. Cest pour bientôt ! Quelques minutes après, de petits ruissellements discrets apparaissent dans lorifice de droite (fig. 2/2). Mais de secondes en secondes, les filets deau se multiplient et cest maintenant une cascatelle qui émet distinctement un bruit caractéristique. Au bout de quelques minutes, dautres fissures samorcent plus haut, le débit ne cesse daugmenter, formant désormais un véritable ruisseau deau très trouble. Il est 15 h exactement. Je lève la tête vers le porche du Revest et constate que celui-ci nest guère plus haut que les sorties deau de la grotte du Feu. Il ne devrait pas tarder à cracher. Je me rends dailleurs compte que je suis au milieu du talweg, posé sur une vire rocheuse étroite et glissante. Si la vague arrive, je suis balayé et précipité dans le vide. Je mécarte de ce secteur peu sûr et revient au Revest.
Le bruit de la soufflerie sest encore accru. Leau a noyé le tube remontant, elle arrive maintenant dans le secteur plat, à quelques mètres du ressaut de 2 m. La vitesse de montée nest plus que de 3 cm / mn, une bonne partie du débit étant évacuée par la grotte du Feu. Un filet deau sinsinue entre les blocs et remplit lentement une grande vasque formant point bas (fig. 2/3). Je dispose mes flashes sur un point haut rocheux pour immortaliser ce moment. Le temps de prendre la photo, le bloc nest plus quune île, et je dois longer en escalade la paroi pour le récuperer sans me mouiller. Leau est à quelques centimètres sous le seuil du R2, dans quelques minutes la vasque va se déverser. Jattends le dernier instant et descends en maidant de la corde en place. Peu après, un suintement déborde et sécoule le long de la paroi, quelques secondes encore et sest une cascatelle qui maintenant sécoule le long de la paroi. Il est 16 h 30. Du pied du ressaut, je vois distintement la lame deau sépaissir au-dessus du seuil, tandis que le bruit de la cascade monte. Je fais une photo. Je suis obligé de reculer mon flash posé sur un bloc à 1,5 m du ressaut car il est désormais aspergé par de violents embruns. La cascade est devenue une belle cataracte, le creux au pied du ressaut sest transformé en lac (fig. 2/4) et cest à grand-peine que je peux récupérer mon flash posé sur un bloc en train de sengloutir. Je me recule, je ne vois plus la cascade, mais jentends distinctement le bruit augmenter. Le niveau deau sélève dans le lac et atteint bientôt le seuil de la cascade. A 17 h, on nentend plus aucun bruit, la nappe deau est étale de part et dautre du seuil du ressaut, et elle savance rapidement vers la sortie. Des feuillages tournent à la surface de leau qui gagne inexorablement. Chaque photo demande une grande rapidité dexécution, les rives sur lesquelles je me poste disparaissant à vue dil. 17 h 10, leau sécoule par le porche, cest la crevaison du Revest (fig. 2/5). Au début, ce nest quun ruissellet qui se lance vers la sortie. La grotte du Feu crache maintenant puissamment, mais leau est redevenue claire, seules les premières minutes étaient turbides. Lorifice de droite débite environ 1 m3 / s, soutenu par celui de gauche entré en action quelques temps auparavant, qui livre quant à lui environ 2 m3 / s. A ces eaux se mèlent celles du Revest, dont le débit atteint maintenant plusieurs centaines de litres par secondes. Elles se précipitent ensuite dans le canyon étroit, dans un fracas impressionnant décume bondissante, avant de sauter la grande cascade dont je distingue à peine le sommet.
Cela fait maintenant 3 h que jobserve la montée deau. Libéré par la réalisation du phénomène tend attendu, je redescends au parking. 30 m au-dessus de la route, le sentier est envahi de ruisseaux jaillissant de toutes parts de léboulis. Sans doute des sous-écoulements de la baume des Caranques qui napparaissent que là, à cause de lépais manteau déboulis. Le débit cumulé de tous ces sourcins doit atteindre 1 m3 / s, et cest avec difficulté que je regagne la route en zig-zagant pour ne pas me tremper. Au pont, un torrent impressionnant glisse sous le tablier, le débit est difficile à estimer, sans doute au moins 5-6 m3 / s. Et la crue monte encore
Je viens de vivre un moment unique en 18 ans de spéléo. Il métait déjà arrivé dassiter, souvent malgré moi, à des crues violentes dans des gouffres, en particulier en Autriche. Passant en quelques seconde dun débit de robinet à celui dune cataracte, dans un vacarme de décollement davion à réaction, jen ai gardé un souvenir où la peur est toujours présente. Ici, rien de comparable. Peu de personnes ont pu assister à une remontée de la zone noyée, fort heureusement, car lexpression noyé comme un rat prend là toute sa signification. Dans ce cas, leau remonte des profondeurs de la terre, dans un silence troublé seulement de quelques glou-glous. On ressent alors la puissance du mécanisme, on se sent au cur des processus à lorigine du creusement des cavités, à lintérieur dune immense machine en train de semballer avec une lenteur suspecte. Je ne peux mempêcher de me remémorrer les récits des explorateurs de la Luire, remontant en bateau les puits en charge, ou savançant inquiets dans des galeries, guettant tout bruit suspect entre les gargoullis et les détonations sourdes à la signification confuse. Je quitte ces lieux en pensant à mon luirographe, immergé à plus de 100 m de profondeur, en train denregistrer minute après minute cette crue. Dans quelques mois, il me livrera sous forme de courbe une image relatant de manière précise ces quelques heures.
Figure 1 : schéma de localisation du réseau du Revest.
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Figure 2 :
chronique des étapes précédant la crevaison du
Revest.
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